Introduction : L'enjeu d'une douleur thoracique en médecine de premier recours

Évaluer une douleur thoracique en consultation est l’une des missions les plus délicates du médecin généraliste. Bien que la grande majorité de ces douleurs soient bénignes, 5 à 15% révèlent une affection nécessitant une intervention urgente (Haute Autorité de Santé, 2021). Il s’agit alors d’orienter le diagnostic sans retarder la prise en charge des cas graves.

Les patients attendent un avis rapide et sûr. Un raisonnement systématique, associé à l’utilisation d’outils validés, garantit efficacité et sécurité. Cette démarche prévient aussi bien l’excès d’examens inutiles qu’un retard délétère de prise en charge.

Première étape : Analyse clinique structurée

Anamnèse ciblée

  • Début: Installation brutale (inférieure à 5 minutes) = signal d’alarme ; progressive évoque souvent une origine bénigne.
  • Caractéristiques: La douleur constrictive ou oppressive, associée à un malaise ou un essoufflement, impose d’évoquer un syndrome coronarien aigu (SCA).
  • Irradiation: Vers le bras gauche, la mâchoire ou le dos = alerte.
  • Facteurs déclenchants et calmants: Effort, stress, digestion, respiration.
  • Durée: Quelques secondes = rarement organique grave. Plusieurs minutes, surtout au repos, nécessite une vigilance accrue.
  • Antécédents cardiovasculaires : âge, tabagisme, diabète, hypertension, hypercholestérolémie.

Des outils comme le score HEART ou le score EDACS, principalement utilisés à l'hôpital, peuvent également guider la stratification du risque en ambulatoire, bien qu'ils n'aient pas été formellement validés en soins primaires (Journal of the American College of Cardiology, 2020).

Signes d’alerte clinique (« red flags »)

  • Douleur thoracique d'apparition brutale
  • Sueurs profuses, nausées, vomissements
  • Pâleur ou cyanose
  • Troubles de la conscience, état de choc
  • Dyspnée, syncope, tachycardie ou bradycardie importante
  • Tension artérielle très basse ou asymétrique entre les deux bras

La présence de l’un de ces signes doit faire suspecter une urgence vitale : SCA, embolie pulmonaire, dissection aortique, tamponnade.

Examen physique ciblé

La réalisation d’un examen clinique rigoureux affine le diagnostic.

  1. Inspection générale : Recherche de signes de choc, cyanose, marbrures, sueurs.
  2. Auscultation cardiaque : Recherche d’un souffle, d’un frottement péricardique, d’irrégularités du rythme.
  3. Auscultation pulmonaire : Crépitants, sibilants, abolition du murmure vésiculaire (pneumothorax), signes d’embolie pulmonaire (tendance à l’hypoxie, tachypnée inexpliquée).
  4. Palpation : Douleur pariétale reproduite à la pression ; davantage en faveur d’une atteinte musculosquelettique.
  5. Prise des constantes : Tension artérielle, pouls périphérique, saturation en oxygène (SpO2), température.

Étude récente : l’examen physique, centré sur la palpation, permet d’écarter une cause cardiaque dans 90% des cas lorsque la douleur est reproductible, localisée et dépendante des mouvements (BMJ, 2017).

Outils complémentaires disponibles en consultation

Si le contexte et le matériel le permettent, certains examens de première ligne amènent une aide précieuse :

  • Électrocardiogramme (ECG):
    • Il augmente la sensibilité pour détecter un SCA, mais son absence d’anomalies n’élimine jamais un infarctus (surtout pendant les premières heures).
    • En contexte d’ECG normal et de faible risque clinique, la probabilité d’événement aigu est très basse (NP2, ESC Guidelines, 2023).
  • Oxymétrie de pouls :
    • Hypoxémie non expliquée : penser à l’embolie pulmonaire, pneumothorax ou insuffisance cardiaque aiguë.
  • Bandelette urinaire :
    • Douleur d’origine rénale (colique néphrétique irradiée), infection urinaire compliquée mais rare.
  • D-dimères (en structures équipées) :
    • À utiliser uniquement en cas de suspicion d’embolie pulmonaire chez patient à faible risque pré-test, jamais pour « rattraper » un raisonnement.

L’échographie thoracique en cabinet est prometteuse pour identifier des épanchements, pneumothorax, ou fragments de masses parietales (American Journal of Medicine, 2019), mais son interprétation dépend de l’expérience de l'opérateur.

Diagnostic différentiel : hiérarchiser les hypothèses

En consultation, face à une douleur thoracique, le raisonnement priorise d'abord les diagnostics à risque vital (triage syndromique), puis affine selon les éléments collectés.

Cause potentielle Prévalence (%) Eléments cliniques distinctifs
Cause musculosquelettique/paroi 30-50% Douleur localisée, reproduction à la palpation, dépend des mouvements
Cardiopathie ischémique (SCA) 5-15% Douleur constrictive, irradiation, facteurs de risque CV, non influencée par la palpation
Embolie pulmonaire 3-5% Début brutal, dyspnée, immobilisation ou contexte thrombogène, douleur latéralisée, parfois hémoptysie
Affection digestive (RGO, ulcère, pancréatite) 10-20% Douleur post-prandiale, brûlures, lien alimentation, parfois éructations
Péricardite, dissection aortique, pneumothorax, etc. <1% Douleurs intenses, irradiations atypiques, discordance TA, souffle ou frottement, signes d’insuffisance respiratoire

(Annals of Family Medicine, 2016)

Stratégie décisionnelle pour la prise en charge

La sécurité du patient commande d’adopter la stratégie de règle de l’urgent, particulièrement si :

  • Le patient cumule plusieurs facteurs de risque cardio-vasculaires ou a un antécédent de maladie cardiaque.
  • La douleur présente l’un des critères de gravité ou de persistance inhabituelle.
  • Des signes d’accompagnement inhabituels sont détectés à l’examen (dyspnée nouvelle, marbrures, chute de la pression artérielle, troubles du rythme).

En l’absence de suspicion vitale immédiate, la discussion thérapeutique passe par :

  1. Information claire du patient : partager le raisonnement, expliquer les limites du diagnostic en consultation.
  2. Suivi rapproché : reconsulte en cas d’aggravation, persistance, modification des douleurs.
  3. Orientation adaptée : avis spécialisé, admission hospitalière si doute persistant.
  4. Adaptation du suivi : téléconsultation si symptômes bénins évolutifs.

Une étude française (SFMG, 2019) a montré que près de 60% des douleurs thoraciques bénignes sont soulagées en moins de 48 heures après simple prise en charge symptomatique et surveillance.

Pièges courants et idées reçues à éviter

  • Écarter d’emblée un syndrome coronarien paradoxalement « atypique » chez la femme ou le diabétique (présentation moins douloureuse, parfois isolée à l’essoufflement ou à l’épuisement).
  • Se méfier du faux diagnostic rassurant de douleur d’origine digestive sans absence complète de symptômes alarmants.
  • Ne pas omettre l’origine psychogène mais toujours l’évoquer en dernier recours, après avoir éliminé l’organique (JAMA, 2019).

Pour aller plus loin : outils et ressources à disposition

Clés à retenir pour optimiser sa pratique

  • Évaluer la douleur thoracique avec une anamnèse structurée axée sur le délai, l’intensité, les facteurs de risque et l’examen clinique.
  • Identifier activement les signes de gravité ou de contextes particuliers, ne pas hésiter à référer ou hospitaliser en cas de doute.
  • Chercher d’abord à exclure le vital puis affiner en fonction du tableau clinique et des examens accessibles.
  • Informer clairement le patient des limites et de la marche à suivre – suivre l’évolution, ajuster selon la symptomatologie.
  • Se tenir au courant des évolutions, recommandations et outils pour garantir des décisions éclairées.

La gestion d’une douleur thoracique en consultation relève d’un équilibre subtil entre intuition clinique formée et utilisation raisonnée des outils. Garder en tête la diversité des causes et la nécessité de sécuriser le patient est le meilleur garant d’une pratique efficace et sûre.

En savoir plus à ce sujet :

MedPics en Perspective

L’actualité médicale décryptée pour vos pratiques quotidiennes