Comprendre la fatigue persistante : un symptôme protéiforme

La fatigue persistante est l’un des motifs de consultation les plus récurrents en médecine générale. Selon l’étude Santé et Itinéraire Professionnel de la DREES (2016), près de 24% des adultes rapportent une fatigue durable, limitant leurs activités quotidiennes. Si la plupart des cas relèvent d’une cause bénigne et transitoire, la chronicité ou l’absence de contexte évident impose une approche méthodique et rigoureuse. Il s’agit d’un symptôme subjectif, aux multiples determinants, qui interpelle autant le praticien pour sa fréquence que pour sa complexité étiologique.

Premiers repères : distinguer la fatigue aiguë de la fatigue chronique

Une anamnèse précisée par la durée et le contexte oriente l’évaluation :

  • Fatigue aiguë : installation récente, souvent liée à une infection virale, un surmenage ponctuel ou une réaction à un événement identifiable.
  • Fatigue chronique : symptôme évoluant depuis plus de six semaines. Ce cadre nécessite d’autant plus de vigilance qu’il peut masquer un trouble somatique ou psychique d’importance.

Le repérage des signes d’alerte — perte de poids inexpliquée, fièvre prolongée, sueurs nocturnes, altération de l’état général, dyspnée, troubles neurologiques — est fondamental (HAS, 2022).

Points clés de l’interrogatoire

La première étape d’une démarche efficace repose sur l’interrogatoire structuré. Il permet de :

  • Préciser le type de fatigue (physique, psychique, mixte)
  • Estimer l’intensité et l’impact fonctionnel (échelle visuelle analogique, EVA, ou score de Chalder)
  • Rechercher une polyurie, pollakiurie, troubles digestifs, douleurs articulaires ou musculaires associées
  • Renseigner le contexte socio-professionnel et émotionnel (stress aigu, burn-out, deuil…)
  • Questionner sur le sommeil : durée, qualité, hypersomnie ou insomnie, apnées suspectées
  • Vérifier la iatrogénie : introduction récente d’un médicament, modification de posologie (bêtabloquants, antihistaminiques, sédatifs, etc.)

Une revue de littérature dans le British Journal of General Practice (2017) rappelle que seul un interrogatoire détaillé repère la dimension multifactorielle de la fatigue dans plus de 60% des cas.

Examen clinique orienté : points de vigilance

  • Température (infectieuse/néoplasique)
  • Signes d’anémie (pâleur cutanéo-muqueuse, tachycardie, souffle cardiaque)
  • Recherche d’adénopathies (hémopathies, VIH, infections chroniques)
  • Inspection cutanée (signes hépatiques, endocriniens, dermatologiques évocateurs du lupus, hypothyroïdie...)
  • Palpation abdominale (splénomégalie ou hépatomégalie)
  • Bilan neurologique sommaire (force, réflexes, troubles cognitifs ou sensitifs)

La recherche d’un syndrome tumoral, d’une maladie chronique sous-jacente ou de symptômes psychiatriques associés doit faire partie de la séquence systématique.

Les principales causes à explorer

Une approche méthodique passe par l’examen des grands étiologies, du plus fréquent au plus rare.

Causes organiques à évoquer en premier

  • Pathologies infectieuses (VIH, hépatites, mononucléose, tuberculose…)
  • Maladies endocriniennes (hypothyroïdie : environ 4% de prévalence chez l’adulte [Inserm], diabète débutant, insuffisance surrénalienne)
  • Syndrome d'apnée du sommeil (prévalence 8% chez l’adulte de 30 à 70 ans selon la SFORL)
  • Anémies (carence martiale ++, anémie de l’inflammation, hémolyse, hémopathies...)
  • Insuffisance cardiaque chronique
  • Tumeurs malignes (toute localisation, le lymphome restant l’une des tumeurs à symptomatologie insidieuse avec fatigue isolée)
  • Maladies hépatiques et rénales chroniques

Causes psychologiques ou psychiatriques

  • Dépression : environ 30 % des patients consultant pour fatigue en médecine générale présentent un trouble anxiodépressif (Source : HAS, 2022)
  • Troubles anxieux généralisés
  • Syndrome d’épuisement professionnel (burn-out)
  • Pathologies somatoformes

Facteurs contextuels et modes de vie

  • Privation ou mauvaise qualité du sommeil (écrans, travail posté, enfants en bas âge…)
  • Sédentarité ou, au contraire, surentraînement
  • Carences nutritionnelles
  • Contexte social difficile, isolement, précarité

Examens complémentaires : quand et comment les prescrire ?

La prescription systématique d’un « bilan standard » n’est pas recommandée. Selon les recommandations de la HAS, l’examen clinique oriente la pertinence du bilan. Néanmoins, un panel d’examens de première intention, justifiés par l’interrogatoire et l’examen, permet de ne pas méconnaître l’essentiel :

  • NFS (anémie, syndrome inflammatoire, hémopathie)
  • CRP ou VS (inflammation infectieuse, maladie auto-immune…)
  • TSH (troubles thyroïdiens)
  • Glycémie à jeun (diabète débutant ou déséquilibré)
  • Bilan hépatique et rénal de base
  • Ionogramme sanguin
  • Fer sérique, ferritine
  • Selon contexte : sérologie VIH, test urinaire, dosage vitamine B12, sérologies virales spécifiques...

La BJGP (British Journal of General Practice) recommande de cibler les examens pour limiter les explorations inutiles : plus de 40% des bilans exhaustifs réalisés en cas de fatigue prolongée, toutes causes confondues, sont sans anomalies détectées.

Explorer le syndrome de fatigue chronique

Le diagnostic de syndrome de fatigue chronique (SFC), ou encéphalomyélite myalgique, doit rester un diagnostic d’élimination rigoureux. Il concerne 0,3 à 0,7% de la population adulte selon les données de l’Inserm (2021).

  • Fatigue sévère, persistante depuis plus de six mois
  • Retentissement majeur sur la vie quotidienne
  • Aucune cause organique retrouvée malgré bilan complet
  • Présence de troubles du sommeil, douleurs diffuses, troubles cognitifs associés (cf. critères de Fukuda ou OMS 2021)

Des études récentes (Lancet Neurology, 2022) établissent désormais un lien entre le SFC et certaines infections virales (COVID long en particulier), la prise en charge restant symptomatique et pluridisciplinaire (rééducation à l’effort, suivi psychologique, prise en charge sociale).

Données spécifiques : populations à risque et biais diagnostiques

  • Chez la femme jeune: carence en fer fréquente (règles abondantes, grossesses rapprochées). Anémie ferriprive retrouvée dans 12 à 20 % des cas selon la Société française d’hématologie.
  • Chez l’homme de plus de 50 ans : évaluer la fonction rénale, la survenue d’un diabète ou d’une pathologie cardiaque débutante.
  • Chez le patient âgé : multiplicité des causes possibles (polymédication, déshydratation, dépression masquée, néoplasie, pathologie chronique compensée…)
  • Facteurs culturels et linguistiques susceptibles de biaiser l’expression du symptôme (fatigue traduite comme douleur, insomnie, sensation de lourdeur...)

Quand orienter le patient ? Critères de recours spécialisé

Situation clinique Type d’orientation
Syndrome tumoral, altération de l’état général Oncologie, hématologie
Bilan infectieux chronique (VIH, hépatites, tuberculose...) Infectiologie, maladies tropicales
Doute sur maladie neurodégénérative Neurologie
Dépression sévère, idée suicidaire Psychiatrie
Fatigue persistante inexpliquée après bilan complet Médecine interne, centre de la douleur, consultation de syndrome de fatigue chronique

Prise en charge : conseils pratiques et outils pour le suivi

  1. Clarifier le diagnostic auprès du patient : expliquer la démarche, rassurer sur l’absence de gravité immédiate si c’est le cas, mais indiquer que le suivi est indispensable
  2. Revue du traitement et optimisation de l’hygiène de vie : améliorer le sommeil, encourager une activité physique adaptée, limiter les substances psychoactives
  3. Traitement symptomatique ciblé : supplémentation en fer si anémie, prise en charge de la douleur, techniques non médicamenteuses (relaxation, gestion du stress, éducation thérapeutique)
  4. Suivi rapproché : planifier une réévaluation à 2 à 4 semaines selon gravité ; élargir le bilan en cas de persistance, apparition de nouveaux signes, impact fonctionnel majeur

Les outils d’auto-surveillance, comme le carnet de fatigue ou les applications numériques validées, favorisent le dialogue médecin-patient et permettent d’ajuster précocement la prise en charge.

Vers une nouvelle cartographie du symptôme « fatigue »

La compréhension du symptôme fatigue s’est affinée ces dernières années. La littérature invite aujourd’hui à déconstruire la perception de la fatigue comme un symptôme « banal » ou exclusivement psychogène (Revue Pratique, 2023). Il existe désormais des algorithmes décisionnels adaptés à la médecine générale et de nouveaux biomarqueurs émergents — notamment sur le versant auto-immun et infectieux. Maintenir une écoute active, réévaluer régulièrement le patient et travailler en réseau (médecin traitant, spécialiste, psychologue, paramédicaux) permet d’offrir une prise en charge plus fine et personnalisée.

Ressources utiles :

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